
Ce soir, seul dans cette chambre où quelque deux douzaines de violons résonnent à chaque fois que j’ose toussoter, je me penche sur des instants de la journée passée en compagnie de mes parents, revoyant l’immense patience développée par ma mère. J’emploie le qualificatif « développée » à escient, parce que j’ai eu l’occasion d’en parler et de le vérifier avec elle à maintes et maintes reprises.
L’Aline de mon père, à ses côtés depuis plus de 60 ans, en amour avec lui depuis encore bien plus longtemps, ne manifeste jamais de signe d’impatience et pourtant, devant moi, Papa n’a pas le remerciement facile avec elle. En fait, il n’en connait pas même le principe, me semble-t-il !
Il est clair que les médicaments commencent à affecter son jugement, ses gouts et ses réactions, nous en discutons souvent ma mère et moi, mais il nous semble parfois que le passage du temps s’ajoute à ses manies d’autrefois, ce qui rend l’aide quotidienne dont il a besoin plus difficile à lui procurer. Je parle de manies, de contrariantes habitudes que beaucoup de personnes lui connaissent, ces manies qui font sa personnalité, mais certains traits de ces manies deviennent maintenant des constances persistantes qui demandent un effort de tous les instants pour ma mère.
Je passe beaucoup de temps avec eux, et je vous en parle beaucoup également, trop peut-être… à vous de sauter quelques lignes si besoin est. Mais c’est une partie de moi que je découvre en même temps que j’apprends à vivre cette expérience unique avec tous mes sens. Je ne sais pas si je suis utile mais je sais ne pas être inutile … je ne comprends pas toujours ce que je dois faire pour eux, pour elle et pour lui, mais mon cœur croit ne pas avoir à fournir d’explications et de justifications pour vivre un tel privilège. Je vous le partage car une pensée me parcourt souvent, à travers une paupière douce et humide de ce plaisir que j’ai à écrire, à savoir que nos parents sont de grands inconnus pour la plupart d’entre nous, et nous le sommes aussi pour eux, quoique l’on en dise !
J’apprends, et ce que j’apprends, je veux qu’il me serve, et c’est là toute la difficulté de tous les apprentissages : la mise en pratique. Ces manies dont je parlais voilà un instant, dont plusieurs sont si dérangeantes, si pleines de préjugés parfois, si impolies d’autres fois, si hors d’époque ou si erronées, ou même si de mauvaise foi, j’en ai aussi et je veux que les autres n’aient pas à en souffrir ou à les tolérer, comme Maman doit le faire. Je me dois de les corriger, et je dois le faire dès maintenant, avant que je doive mettre tout cela sur le dos de l’âge et des médicaments.
Mon propos, je tiens à le préciser, ne se veut pas méchant, loin de là… mais je me réfère à des faits précis, très précis, et les gens qui connaissent Papa comme moi ont, en tête, des exemples de ses habitudes malsaines que le « temps » lui a laissé développer. Il est trop tard pour en discuter avec lui, depuis longtemps, la date d’échéance est atteinte, mais avec Maman, je peux aborder de tels sujets dans le calme et la sérénité.
C’est avec respect envers mes parents que j’ose vous faire part de mes remarques sur ce qui se déroule en ce moment ici, et je serais triste de savoir que votre sentiment ne soit pas du même parfum que le mien. Papa arrive à la fin de sa vie, il ne faut pas se le cacher et nous en parlons ouvertement, croyez-moi. Ses jambes faiblissent et supportent plus difficilement le poids de son corps qui, pourtant, a fortement diminué. Malgré tout, sa mémoire ne faillit pas trop souvent, et son moral demeure au beau fixe. Mais le plus important, l’Aline de sa jeunesse et de toute sa vie est avec lui comme une source intarissable qui nourrit une rivière dont le débit s’amenuise …
P.S. Plus avant, je laissais entendre qu’il était trop tard pour changer … Pourtant, je ne peux m’y résoudre puisque les cheveux grisonnent, puis blanchissent un peu plus chaque jour, les poils du nez poussent constamment, le nez lui-même, comme les oreilles, ne cessent de croitre, la peau change jusqu’à la fin, alors ? Pourquoi l’intérieur ne changerait-il pas jusqu’à la toute fin lui aussi ?